Le cinéaste Kevin Pina, né en Californie et travaillant en Haïti, a récemment fini une tournée de grandes villes canadiennes. Il présentait son film « Haïti: une récolte d'espoir », qui couvre les éléctions qui ont mené Jean Bertrand Aristide et le parti Lavalas au pouvoir. Des centaines de personnes à Montréal, Ottawa, Vancouver et Victoria ont également vu des extraits du documentaire à venir de Pina intitulé « Haïti: trahison de la démocratie », qui couvre les événements (d'il y a un an) qui ont mené à la destitution de tout un gouvernement élu et à son remplacement par une occupation militaire et un « gouvernement d'intérim » mené par un ancien animateur de talk show à la télévision, citoyen des Etats Unis et résident de la Californie Gérard Latortue.
Pina est également membre du Projet d'information sur Haïti, un regroupement de journalistes haïtiens indépendants, et éditeur associé de Black Commentator.
Le jour suivant la projection à Montréal, j'assiste à une conférence de presse prévue par les organisateurs de Montréal. Ma première question à Pina est « pourquoi n'y a-t-il pas d'autres journalistes? ».
Pina n'est pas surpris. « Nous avons le même problème partout. S'ils intéressaient à ce côté-là de l'histoire, ils feraient des reportages là-dessus. Et ils ne le font pas. »
Pina explique que même les journalistes canadiens qui habitent en Haïti « ne s'intéressent qu'à la perspective de leur gouvernement », et assistent aux conférences de presse des ambassades, mais non aux manifestations de Lavalas. En guise d'exemple il cite les jours menant au coup du 29 février dernier, lorsque la presse internationale a présenté des reportages exhaustifs sur une manifestation anti-Aristide. Alors que l'estimation la plus large faisait état de 2000 personnes, la même presse a ignoré des centaines de milliers de supporters d'Aristide. A l'époque Pina écrivait: « pas une photo de la beaucoup plus grande manifestation pro-Lavalas n'a été publiée dans les médias corporatifs. »
Aujourd'hui, selon lui, les médias canadiens négligent de l'information clé au sujet du rôle du Canada dans la répression de Lavalas, qui demeure dit-il « le parti politique de la majorité en Haïti », même si la plupart de ses leaders et activistes clé sont en prison, morts, ou vivent en cachette.
Selon Pina, contrairement à leur réputation de force de maintien de la paix, « les forces militaires des Nations Unies - jordaniennes, chinoises, brésiliennes et chiliennes - ont été une partie intégrale de cette machine qui est en train d'exterminer physiquement le parti politique de la majorité ».
Pina explique qu'alors que les Nations Unies ne commettent pas d'abus des Droits de l'homme directement, ils jouent un rôle d'appui à la Police Nationale d'Haïti (PNH), qui, eux, en commettent selon Pina et ses sources.
« Les forces jordaniennes ont récemment arrêté un homme du nom de Jimmy Charles, et l'ont livré à la PNH. Le lendemain, son corps a été trouvé dans une morge. Les forces de l'ONU font des arrestations arbitraires sans mandat d'arrêt, sans cause; ils fournissent une couverture pour les rafles dans les quartiers pauvres. »
Pina soutiens que le Canada--et en particulier la Gendarmerie royale du Canada--joue un rôle clé dans le blanchiment des crimes commis par la PNH. Certains membres de la PNH, qui intègre des membres des forces militaires haïtiennes craignées qui avaient été dismantelées par Aristide, sont actuellement entraînés par la Gendarmerie royale du Canada. La GRC est également chargée de l'examen des anciens membres des forces militaires préalable à leur intégration dans la GRC.
« La GRC se vante d'entraîner la PNH comme institution, et ils n'acceptent aucune responsabilité, particulièrement lorsque la PNH va dans les quartiers pauvres et commet des massacres contre les partisans d'Aristide. »
Pina fait remarquer que le Canada n'a pas dévoilé les composantes de son programme d'entraînement de la police. « Ils prétendent qu'il y a une composante sur les Droits de l'homme, mais à part ça ils sont très vagues. »
« A présent ils parlent d'incorporer les anciennes forces militaires dans la police--la GRC est très impliquée là-dedans, mais ils ne disent pas ce qui est prévu pour éviter que des gens qui sont coupables de violations massives des Droits de l'homme ne se retrouvent dans la police Haïtienne-- particulièrement au vu du fait que ces massacres se produisent dans ces quartiers pauvres. »
A la question s'il existe des tensions entre les forces de l'ONU et la PNH au sujet des abus commis par cette dernière qui ont été relevés par de nombreuses organisations de défense des Droits de l'homme, Pina répond que la critique venant de leur part ne constitue que des déclarations de principe non suivies d'actions réelles. « Au final elles seront toujours du côté de la police Haïtienne, peu importe les atrocités qu'elle commet. »
Pina est d'avis que « l'ONU a perdu son idépendance vis-à-vis de la politique étrangère des Etats Unis il y a longtemps ». « Dans le cas d'Haïti, l'ONU est un pourvoyeur et un metteur en oeuvre de la politique étrangère des Etats Unis dans les Caraïbes. »
« Si l'on regarde qui mène la coalition en Haïti aujourd'hui, c'est essentiellement...le Brésil, l'Argentine et le Chili. Chacune de ces nations reçoit des largesse des Etats Unis en particulier sous la forme d'aide financière et militaire. » Pina évoque le désir du Brésil d'obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU. « Beaucoup dans son parti [du président brésilien Lula] croient qu'il a adopté cette position afin de bénéficier des faveurs de Washington, » de manière à ce que Bush ne s'oppose pas à l'élection du Brésil comme membre premanent du Conseil de sécurité.
« L'agence internationale de l'énergie atomique a abandonné son investigation sur la possibilité que le Brésil soit en train de produire des matières nécessaires à l'élaboration de bombes nucléaires-- nombre de personnes se demandent pourquoi, étant donné l'obsession des Etats Unis avec les capacités nucléaires d'Etats tels que l'Iran et la Corée du Sud. »
Pina note que le Canada est « profondément impliqué » dans la planification d'élections en Haïti, et met en oeuvre ce qu'il appelle « des règles draconiennes » pour rendre le vote obligatoire, otant aux personnes qui ne votent pas le droit d'accès à la sécurité sociale et aux services publics. « C'est similaire à ce qui s'est passé en El Salvador en 1982--les gens avaient si peur--s'ils n'avaient pas le tampon électoral sur leur carte d'identité, d'être pris à côté par la police et tués, ce qui est arrivé en El Salvador. »
« Paul Martin, George Bush, Condoleeza Rice--ils croient pouvoir maintenir l'illusion qu'il y a un processus de normalisation en Haïti, mais Haïti n'est pas l'Irak. Ils suggereraient peut-être de permettre aux Haïtiens à l'étranger de voter aux prochaines élections afin qu'ils puissent montrer des photos d'eux, le pousse tâché d'encre, et pour pouvoir dire « quel succès que ces élections ».
« Que feront-ils lorsque plus de 50 000 Haïtiens sortent dans la rue pour protester contre les élections et que la police entraînée par la GRC doit ouvrir le feu sur eux. »
Où qu'il aille, dit Pina, les gens « ne veulent pas légitimer ce processus... ils ne veulent pas légitimer la destitution de leur président ».
La communauté internationale leur a fait la leçon du « une personne, un vote ». Ils ont l'impression d'avoir respecté les règles du jeux seulement pour en être de nouveau privés. »
Selon Pina il n'est pas possible d'avoir des élections légitimes alors que les représentants du parti de la majorité sont contraints de se cacher dans les bois, craignant pour leurs vies. « Lavalas a clairement exprimé qu'ils considèrent que les conditions ne sont pas réunies pour eux de participer, et je les comprends. »
« J'ai souvent le sentiment qu'il est temps de tourner la page, il y a beaucoup de pression pour faire en sorte de tourner la page sur Aristide afin qu'Haïti avance. Mais en réalité, comment peut-on dire que les conditions existent pour tenir des élections alors qu'il y a des prisonniers politiques. »
« Comment pourrais-je reprocher à Lavalas de ne pas vouloir participer alors que des massacres sont commis contre ses partisans dans les quartiers pauvres. Comment pourrais-je les condamner ayant vu de mes propres yeux le climat de terreur en Haïti aujourd'hui? »
« A tort ou à raison, » la majorité d'Haïtiens revendiquent le retour de leur président élu, dit Pina.
« Le rôle du Canada et des autres Etats en Haïti est de tenter de faire taire ces voix, de préparer les élections à venir de façon à ce qu'ils puissent présenter au monde la façade de l'image que la page a été tournée. »
Pina soutient que les élections à venir fourniront l'illusion du choix, mais au fond créeront un climat de division. « 140 partis politiques participeront aux prochaines élections--140 partis!–plus de 100 candidats au poste de président...A mes yeux, c'est le pluralisme devenu fou furieux. »
« A priori il semble que les Haïtiens ont plus de choix, mais en réalité ils en ont moins. Qui élire au poste de président lorsqu'il y a 100 candidats et chacun d'eux représente un parti minuscule, et dont le désir de chaque pour accéder au pouvoir est animé par la volonté de servir ses propres intérêts matériels et politiques. Ceci n'est pas la démocratie, c'est juste une façade pour voiler le coup d'état du 29 février. »
Pina n'est cependant pas optimiste quant à l'éventualité que le gouvernement canadien change de position. « On en arrive à un point où il n'est plus possible de nier, alors ils doivent tromper pour faire croire. Il ne reste plus qu'à trouver quelques opportunistes [de Lavalas] qui prendront part aux élections.
Pina est également pessimiste quant à la perspective d'une couverture médiatique plus correcte de Haïti. Au sujet de la couverture par les médias canadiens, le cinéaste vétéran devient furieux, qualifiant la couverture de Haïti faite par la correspondante du « Globe and Mail » Marina Jimenez de tentative manifeste de tromper le public sur des faits documentés. Dans un article récent Jimenez a défini le mot créole marronage comme signifiant « cacher la réalité », en exprimant ses doutes sur la crédibilité de la pretention qu'il existe des prisonniers politiques. Dans l'interview et dans ses interventions publiques Pina contredit Jimenez, expliquant que le terme marronage fait référence aux esclaves ayant fui « se cachant des maîtres français, créant leurs propres communautés, » phrase qui a beaucoup de résonnance chez les activistes haïtiens qui se cachent des groupes paramilitaires et de la police. Il se met on colère cependant contre l'utilisation que fait Jimenez du terme dans le but de « tromper la population sur des faits, » qui sont à présent bien établis.
(Pour une analyse du reportage de Jimenez, voir l'article d'Yves Engler « Haïti et le Globe » dans le numéro du Dominion de février 2005.)
Pina est d'avis que le seul moyen d'obtenir des informations correctes est pour les citoyens de prendre la resposabilité de s'informer. « Nous, qui avons un intérêt à nous assurer que le gouvernement représente les valeurs de nos communautés–nous devons créer nos propres médias. Nous devons avoir la volonté de faire nos propres recherches afin de découvrir la vérité. »
Les rentrées provenant des projections de Pina au Canada vont au profit du Projet d'information sur Haïti, un regroupement de journalistes fournissant une couverture indépendante des événements en Haïti au profit de représentants indépendants des médias dans le monde. La recette provenant de la projection faite à Montréal s'élève à 800 dollars.
*Traduit de l'anglais par Aroa El Horani
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