Le 4 octobre dernier, après plusieurs mois d'âpres négociations entre les différents chefs politiques du pays, le Parlement cambodgien a ratifié une loi ouvrant la voie à la mise en place d'un tribunal avec la participation de l'Organisation des Nations Unies. L'objet de ce tribunal est le jugement des chefs khmers rouges responsables, durant le règne du Kampuchéa démocratique, entre avril 1975 et janvier 1979, d'un génocide au cours duquel plus de 1,7 million d'hommes, de femmes et d'enfants trouvèrent la mort - soit environ un quart de la population du royaume, à l'époque.
Jamais la préparation d'un procès de ce type n'aura été aussi longue et difficile. Il aura fallu plus de cinq ans de pourparlers pour que le Cambodge accepte de signer en juin 2003 un accord avec l'ONU. Durant ce laps de temps, le gouvernement du premier ministre Hun Sen et les Nations unies - qui ne voulaient pas laisser le contrôle politique du procès à Hun Sen - se sont renvoyés les projets d'accord. Seule l'intervention pressante des Etats-Unis, de la France et du Japon aura permis de faire avancer le dossier. La ratification de l'accord par le Parlement cambodgien avait également été retardée à cause d'un blocage institutionnel interne - le corps législatif du pays ne fonctionnait plus depuis les élections législatives de juillet 2003 car les résultats fortement contestés avaient empêché la formation d'un gouvernement de coalition.
A ce jour, aucun des dirigeants importants du régime des Khmers rouges n'a encore été traduit en justice. Après tant d'années, comment expliquer que nul procès n'ait été intenté contre les présumés responsables d'un des plus grands génocides du vingtième siècle avec la Shoah, le Rwanda ou encore l'ex-Yougoslavie ?
Avant que des responsables de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité ou encore de génocide puissent être inculpés, il faut que des preuves soient réunies et portées à la connaissance du public et des experts juridiques. Peu importe leur identité, les accusés sont considérés comme innocents avant d'être reconnus coupables. La recherche des preuves, dans un premier temps, aura accaparé de nombreuses années. Un travail d'autant plus fastidieux que les faits remontent à plus d'un quart de siècle et que tout, ou presque, a été fait pour qu'ils restent enfouis au plus profond de la mémoire collective.
Une procédure fastidieuse à mettre en place
Et là encore, l'intervention internationale a été cruciale. En 1994, le Congrès américain a adopté une loi relative au génocide commis au Cambodge. Cette dernière a permis la création d'un bureau spécial au sein du Département d'Etat chargé des enquêtes. Le but était de faire appel à des organismes capables de réunir les éléments qui permettraient de juger les responsables. C'est l'Université de Yale qui a gagné cet appel d'offre et qui a mis en place, sous la direction du professeur Ben Kiernan, un programme permettant de réunir dans une banque de données des milliers de documents, de photographies et d'autres pièces probantes. Des fichiers qui sont désormais à la disposition des parties du futur procès, mais aussi des familles des victimes cambodgiennes par le truchement du Centre de documentation du Cambodge, basé à Phnom Penh.
Une fois les preuves réunies, restait à définir quelle juridiction aurait compétence pour traiter ce type de crimes. La mise en oeuvre récente des tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda et l'ex-Yougoslavie laissait présager la création d'une instance internationale sous l'égide de l'ONU. Il n'en sera rien. Les négociations avec le gouvernement local ont abouti à un autre mode de fonctionnement : le « tribunal cambodgien à caractère international ».
Arguant de sa souveraineté, le Cambodge a tenu à garder un contrôle sur la procédure judiciaire, en particulier sur l'instruction et l'inculpation. Ainsi l'organisation des Nations Unies accompagnera les procédures mais sans les diriger. Des chambres extraordinaires seront créées au sein des tribunaux cambodgiens et fonctionneront avec l'assistance et l'accompagnement de la communauté internationale. Les juges, les avocats et les procureurs, en grande majorité cambodgiens, se verront épaulés par des experts internationaux et du personnel judiciaire qui ne s'impliqueront pas de manière directe. Les verdicts seront rendus à la majorité plus une voix et devront impérativement inclure le vote, au minimum, de l'un des juges internationaux désignés par l'ONU. Cependant, cette dernière aura la possibilité de se retirer si elle estime que le tribunal cède à des pressions politiques ou si elle n'est pas satisfaite du déroulement du procès.
Trop peu de responsables soumis à la justice
D'autre part, de nombreux aspects de la procédure restent encore flous, comme par exemple la désignation des accusés ou encore la période couverte par l'instruction. La loi prévoit que seuls « les plus hauts responsables » du régime khmer rouge et les responsables « des plus sérieux crimes commis » seront jugés. En outre, seuls les crimes perpétrés sous le régime de Pol Pot (d'avril 1975 à janvier 1979) rentreront dans le champ d'application de la procédure judiciaire.
Etant donné le temps écoulé depuis les faits, une petite dizaine de chefs tout au plus seraient concernés par le procès et pourraient être mis en examen. Or, la majorité d'entre eux coulent des jours paisibles en liberté, à Phnom Penh, la capitale, ou bien à Païlin, près de la frontière thaïlandaise, qui abritait les bastions de la guérilla et où s'était réfugié Pol Pot avant sa mort mystérieuse en 1998. Seulement deux responsables sont aujourd'hui incarcérés et en attente d'un jugement : Ta Mok, surnommé « le boucher », ancien chef de l'armée de la région du sud-ouest, et Kang Khek Leu, dit « Doutch », en charge du tristement célèbre centre de détention S21 où ont péri sous ses ordres plusieurs dizaines de milliers de personnes . Les autres membres importants appelés à comparaître devraient être Khieu Sampan, l'ancien chef d'Etat, Ieng Sary, l'ancien ministre des Affaires étrangères et Nuon Chea, l'ancien numéro deux et idéologue du régime.
Ces septuagénaires sont bien conscients du poids historique de leurs témoignages. Tous clament aujourd'hui qu'ils sont prêts à « déballer le passé comme le présent », tout en précisant ne pas avoir un quelconque lien avec la politique menée à cette période. Durant toutes ces années, le procès des anciens dirigeants khmers rouges s'est donc heurté à la crainte de ceux qui ont eu à faire, de près ou de loin, avec ce régime. Il est aujourd'hui de notoriété publique qu'un grand nombre de dirigeants du pays sont d'anciens khmers rouges. Ainsi, l'actuel premier ministre, Hun Sen, était chef de régiment (avant de faire défection au Vietnam en 1977). De même, Chea Sim, le président du Sénat, est un ancien chef de district khmer rouge, tout comme les juges les plus hauts placés de la magistrature ou encore certains membres du Parti du Peuple Cambodgien (PPC, ex-communiste). Les accusés seraient-ils donc en passe d'être jugés par leurs anciens amis ?
Rares sont les politiciens cambodgiens qui n'ont pas eu de liens à un certain moment avec les révolutionnaires polpotistes, qu'ils aient été dans la résistance anti-américaine pendant la guerre civile (1970-75), au pouvoir (1975-79) ou dans les maquis de l'opposition au régime provietnamien de Phnom Penh, après 1979. Mais ils ne sont pas les seuls, et un tel procès risque d'embarrasser également la communauté internationale. La Chine, en premier lieu, l'alliée idéologique de la dictature de Pol Pot et dont les milliers d'experts militaires ont été très actifs dans « les champs de la mort » cambodgiens. Ou bien encore les pays occidentaux, comme la France et les Etats-Unis, qui ont soutenu à des degrés divers la guérilla khmère rouge lorsqu'elle luttait contre le régime provietnamien de 1979 à 1989. De son côté, la Thaïlande a hébergé sur son territoire des dignitaires polpotistes jusqu'à la fin officielle du mouvement en 1998. Même l'ONU n'est pas exempt de critiques puisque les Khmers rouges ont conservé leur siège à New York des années après avoir été chassés du pouvoir en 1979.
Un procès coûteux
Finalement, le dernier obstacle à surmonter a été de trouver des volontaires cambodgiens ou internationaux qui seraient prêts à financer le procès. En effet, des fonds importants doivent être engagés pour donner à l'instruction puis, dans un second temps, à un tribunal les moyens de fonctionner (interprétariat, formation des avocats et des juges, protection des témoins et des accusés). Dès le départ, le Premier ministre Hun Sen a fait savoir que le Cambodge, l'un des dix pays les plus pauvres au monde, ne pourrait financer que les salles d'audience et la sécurité. L'ONU, quant à elle, estime que le procès coûterait environ 60 millions de dollars américains sur trois ans. Ce chiffre excède de beaucoup les sommes que les principaux pays donateurs (Japon, France, Etats-Unis, Australie) sont disposés à fournir. Les négociations ont donc du reprendre.
Quoi qu'il en soit, les donateurs espèrent que l'utilisation des fonds (quel que soit le montant finalement alloué) fera l'objet d'un suivi bien particulier. Ils craignent en effet que le gouvernement cambodgien ne détourne une partie des sommes comme il le fait depuis des années avec l'argent de l'aide internationale. A ce sujet, une étude de la Banque mondiale a démontré que les juges, dont le salaire mensuel est de 500 dollars américains, auraient besoin d'un minimum de 4000 dollars pour assurer leur train de vie ! Dans la même veine, le pays détient le record mondial du nombre de ministres et secrétaires d'Etat : 330. Le Cambodge est ainsi régulièrement classé par la Banque mondiale dans le top 5 des pays les plus corrompus au monde.
Rien ne garantit donc aux plaignants le droit à un procès juste et équitable. Et pourtant, toutes les parties en ont accepté l'idée.
Une procédure imparfaite pour satisfaire les intérêts supérieurs de la Nation
Pour le gouvernement du premier ministre Hun Sen, le procès doit permettre au Cambodge d'être accepté comme membre à part entière au sein de la communauté internationale. Comme le précisait il y a quelques années le ministre thaïlandais des Affaires étrangères, Surin Pitsuwan, « si le Cambodge veut faire partie de la communauté internationale et être reconnu, alors il doit régler le problème » du procès des Khmers rouges. Les effets ne se sont pas fait attendre. En septembre 2003, trois mois après l'accord passé entre les deux parties, la candidature cambodgienne auprès de l'Organisation Mondiale du Commerce était approuvée. Le Cambodge frappait à la porte depuis plus de 10 ans. Son entrée dans l'organisation internationale a été officialisée le mercredi 13 octobre 2004, soit à peine quelques jours après la ratification par le Parlement cambodgien de l'accord avec l'ONU. Hasard du calendrier, certains s'empresseront d'ajouter.
D'un autre côté, il est certain que les poursuites à l'encontre des anciens dirigeants Khmers rouges ne seront pas parfaites. Seul une poignée de grabataires seront jugés selon les termes de l'accord quand on sait pertinemment que des milliers de Cambodgiens encore en vie aujourd'hui ont participé délibérément aux massacres. Pol Pot, le leader emblématique de ce régime sanguinaire est officiellement décédé en 1998 (sans que personne n'ait jamais pu voir sa dépouille). Mais ce jugement apportera au pays un exemple du pouvoir de la justice dont il a bien besoin - la culture de l'impunité faisant actuellement trop souvent force de loi - et devrait permettre une réforme profonde du système légal.
Enfin, que dire des dizaines de milliers de victimes qui portent encore dans leurs chairs les séquelles de « la rééducation polpotiste ». Il suffit de se promener dans les rues de Phnom Penh pour croiser d'anciennes victimes arborant des cicatrices à hauteur de mâchoire ou encore de profondes balafres en travers du front. Presque toutes les familles cambodgiennes ont perdu des parents pendant cette période. Ils attendent au minimum une reconnaissance officielle des crimes dont ils ont été victimes. Selon un sondage publié dernièrement, 80% des Cambodgiens seraient favorables au procès. La tenue de ce dernier leur donnera le sentiment qu'une certaine justice existe, même si l'ampleur des crimes commis rend l'idée d'une peine proportionnelle illusoire. Ce sera alors l'occasion de tourner enfin une page tragique de leur histoire. « C'est ce que j'ai attendu depuis des années », a déclaré l'un des trop rares survivants du camp S21, à l'annonce du procès qui pourrait débuter en 2005.
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